Les Français, le travail, l’entreprise et l’emploi

Ce qui a changé dans l’entreprise après dix années de ruptures dans l’économie

Il y a dix ans, l’Institut Presaje publiait chez Dalloz un ouvrage intitulé « Le travail, autrement » sous la direction de Xavier Lagarde, professeur de droit à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense et avocat. En ce printemps 2012, les auteurs - cadres d’entreprise, consultants, universitaires - relisent leurs contributions et ils les comparent avec leurs observations d’aujourd’hui sur les relations sociales dans notre pays. Perception de la « valeur travail » dans une économie gangrénée par le chômage, niveau du dialogue social, interrogations sur l’avenir de la condition de salarié, partage de la vision d’un projet d’entreprise, motivation et démotivation des cadres : Xavier Lagarde s’interroge sur le nouvel arbitrage entre l’individuel et le collectif au sein de l’économie française.

 

L’état des lieux

1 - Le XXème siècle est déjà bien loin. Le XXIème s'annonce comme fondateur d'un monde transformé. Diriez-vous que la notion de "valeur travail" est elle aussi en train de changer ?

Xavier Lagarde. La notion, je ne sais pas. En revanche, elle me paraît plus que jamais au cœur de multiples contradictions. J’en vois au moins deux :

Elle s’est assurément individualisée alors que, dans le même temps, le management des individus semble marquer le pas. L’entreprise est un collectif et doit susciter l’adhésion de ses collaborateurs à un projet commun. Dans « le Nouvel esprit du capitalisme », L. Boltanski et E. Chiapello avaient brillamment mis en évidence l’adaptation des stratégies managériales à la progression continuelle de l’individualisme. Cette adaptation atteint probablement sa limite et il est probable que la valeur travail, fortement individualisée, subisse un retour du collectif.

Elle fait l’objet d’un surinvestissement symbolique en ce sens qu’à titre personnel, les salariés attendent beaucoup de leur travail. Dans le même temps, elle est économiquement maltraitée. Les revenus du travail sont assez modestes et ils sont de surcroît fortement chargés et taxés. De ce point de vue, ce qui a été fait dans la loi TEPA à propos des heures supplémentaires, essentiellement au profit des salariés les plus modestes, rappelons-le, va certainement dans le bon sens. Mais cela reste assez marginal. Il faudra probablement faire plus si l’on veut éviter que la valeur travail ne s’épuise au contact des dures réalités qui se profilent. Car s’il est une chose qui demeure, c’est bien que le travail est le principal moteur de la croissance.

2 - Pas d'entreprise sans jeu collectif dites-vous. Or vous constatez que le "social", que l'on décrit habituellement comme le socle de l'intérêt collectif, est devenu au fil du temps le levier des comportements individualistes. Comment expliquez-vous cette contradiction ?

XL. C’est assez simple. Passé les pires soubresauts de la Révolution française, les nouvelles élites ont imposé un modèle de société bourgeoise au sein de laquelle les individus trouvent les moyens de leur liberté à raison de leur qualité de propriétaire. Compte tenu du petit nombre de propriétaires, le modèle rencontre des résistances et c’est ainsi que s’ouvre, selon le mot de Tocqueville, le « champ de bataille de la propriété ».

C’est le social qui apporte la paix ; la « paix sociale » justement. Comment ? En s’appuyant sur le collectif, certes, par l’effet de la mutualisation, mais en offrant au plus grand nombre des garanties susceptibles de leur offrir un certain confort individuel. Tous ne sont pas propriétaires, mais tous peuvent bénéficier d’une sécurité proche de celle qu’offre la (petite) propriété. Le social donne ainsi à chacun les moyens de développer ses aspirations individuelles. Un esprit libéral ne peut que s’en réjouir. Mais il faut en mesurer les conséquences, parmi lesquelles une perte en ligne pour le sens du collectif.

3 - Les manuels de management et les PDG définissent l'entreprise comme le support d'un projet collectif. Ils lient sa réussite à la motivation des salariés et aux valeurs partagées. Mais à l'inverse, sur le terrain, les salariés se plaignent d'une dégradation du climat et des relations de travail. Comment expliquez-vous l'écart du discours et des actes ?

XL. Je préfère éviter les généralisations. La dégradation du climat et des relations de travail ne se constate pas partout. Par ailleurs, là où elle se constate, il n’y a pas d’uniformité des causes. Dans cette perspective, il faut à mon avis considérer à part toutes les hypothèses de souffrance au travail relevées dans les entreprises issues du secteur public. Dans ces entreprises, c’est le changement de statut qui est probablement la principale source des problèmes. Il y a là un particularisme à ne pas sous-estimer.

Sinon, c’est effectivement le sentiment qu’il existe un écart entre le discours et les actes qui entraîne une dégradation des relations sociales. Le désinvestissement ou le désengagement des salariés, plus spécifiquement des cadres, dont rend encore compte la grande enquête « Quel travail voulons-nous ? » (J. Krauze, D. Méda, P. Légeron, Y. Schwartz) se nourrit de l’opacité sur les ambitions collectives. Ces dernières sont souvent évoquées, mais les discours s’apparentent à une langue de bois. On vante le projet commun, mais nombreux sont ceux qui considèrent, à tort ou à raison, là n’est pas la question, que l’indétermination de ce projet masque de fait une exigence accrue de rentabilité au profit de quelques uns.

L’opacité de l’objet s’accompagne paradoxalement d’une transparence des sujets. L’individualisme accroît en effet la subjectivité des relations de travail. Certes, le droit érige de sérieuses barrières entre vie privée et vie professionnelle. Mais au quotidien, la muraille de Chine n’est souvent plus qu’un écran de verre. On se dévoile bien plus qu’auparavant et la hiérarchie se déclare aussi sensible au savoir-faire qu’au « savoir-être ». C’est une pente dangereuse, assez largement puérile et source de profondes déceptions.

4 - Vous vous déclarez en faveur d'un "management de l'objectivité". Qu’entendez-vous par là ? Pouvez-vous nous décrire ses buts et ses moyens ?

XL. Un management de l’objectivité prend à rebours cette évolution. Il prend acte de l’individualisme mais il compte sur la raison plus que sur l’affectif. Respectueux des personnes, il fait peser l’exigence de transparence sur les méthodes et non sur les individus

Plus précisément, la réponse adéquate aux attentes individualistes des salariés consiste dans l’explicitation franche des rapports qu’elles entretiennent avec le collectif. La direction de l’entreprise doit dire où elle va et définir le projet commun, désigner sur tels ou tels sujets, qui délibère et qui ne délibère pas, affirmer qu’après le temps des délibérations vient celui de l’action. Il lui revient encore de donner les raisons de ses changements de cap, des contraintes qu’elle impose, d’indiquer aux salariés selon quels critères ils sont évalués, de promouvoir les uns, au besoin, de sanctionner les autres… Les sociétés cotées doivent aux marchés de communiquer tous les trois mois sur leurs résultats. Elles ne perdraient pas leur temps à s’imposer pareille échéance à l’égard de leurs salariés.

5 - La législation du travail est un héritage du siècle précédent. Comment l'adapter aux nouvelles contraintes - et aux nouvelles opportunités - de l'entreprise ?

Ne comptez pas sur moi pour balayer un sujet aussi lourd en quelques lignes. Deux observations cependant :

- Tout d’abord, il est de fait que la législation du travail se signale par un formalisme excessif. Or, la forme est souvent la politique du faible. Si l’on veut que le fond occupe plus de places dans le dialogue entre directions et salariés, un « décrassage » paraît nécessaire.

- Ensuite, sur le fond, il me paraîtrait souhaitable de rééquilibrer contraintes collectives et droits individuels. Les travaux de P. Cahuc et F. Kramartz sont en ce sens. Soyons concrets. Un salarié licencié part avec des indemnités de licenciement, qui peuvent être conséquentes, et, s’il justifie d’une ancienneté, bénéficie de l’assurance chômage pendant 2 ans, voire 3 s’il est âgé de plus de 50 ans. Cette dernière est à l’origine une œuvre paritaire et nul n’en conteste sérieusement la légitimité. En revanche, il peut être sérieusement soutenu que les entreprises qui licencient avec légèreté et accroissent ainsi le coût de la couverture du risque chômage contribuent plus que les autres. Les indemnités de licenciement seraient alors réaffectées à Pole Emploi, sous forme de taxe. Ce surcroît de recettes permettrait dans le court terme de résorber les dettes, dans le moyen terme, soit de diminuer les charges des entreprises, soit d’améliorer la qualité du service rendu. Structurellement, cette modification aurait pour mérite de mettre en évidence le fait que les droits sociaux, s’ils procurent des bénéfices individuels, ne doivent existence qu’au respect de contraintes collectives.

Un entretien de Xavier Lagarde et Jacques Barraux

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