Le stress au travail a fait irruption il y a une douzaine d’années dans la société française de la pire façon qu’il soit. Ce fut dans un premier temps sous la forme du harcèlement moral à la fin des années 90 avec la publication du livre de la psychiatre Marie-France Hirigoyen, suivie peu de temps après de la loi de modernisation sociale de 2002 réprimant sévèrement ces agissements. Ce fut ensuite la vague de suicides au travail d’abord dans l’industrie automobile puis à France Telecom et leur forte médiatisation, conduisant à la mise en place en 2009 d’un plan d’urgence de lutte contre les risques psychosociaux par le Ministre du travail Xavier Darcos.
Dans les pays d’Europe du Nord, c’est positivement sous l’angle du bien-être au travail, et surtout de la performance économique, que les questions du stress au travail ont été abordées, et il y a fort longtemps déjà. Les premiers accords entre partenaires sociaux ont été signés sur ces sujets en 1977 au Danemark, alors que dans notre pays il aura fallu attendre 2008 pour voir le jour d’un Accord national interprofessionnel sur la question du stress au travail.
Cette marque originelle nous poursuit encore. Nous sommes ainsi le seul pays où le concept de souffrance au travail connait un tel succès et où la couverture médiatique en est si puissante. Je me souviens encore des propos tenus, il y a une quinzaine d’années, par l’un des responsables de Nokia lors d’une conférence internationale à Amsterdam, réunissant une trentaine de grands groupes européens impliqués dans la prévention du stress de leurs salariés et où la France était remarquablement absente. « Notre retour sur investissement est de 1 sur 3 » concluait-il à l’issue de la présentation de toutes les actions que Nokia avait mis en place dans ses sites de Finlande. « Chaque mark que nous dépensons pour promouvoir le bien-être de nos salariés nous est extrêmement rentable ». Avec une certaine dose de cynisme, il se gardait bien d’évoquer le monde des bisounours et des salariés heureux, mais celui de la finance : « Nos actionnaires sont très satisfaits ». Toutes les études conduites dans ce domaine vont dans ce sens : le stress au travail coûte cher, et même très cher. Aux Etats-Unis, on estime que son coût avoisine les 300 milliards de dollars par an. Dans les quelques pays européens où des études sérieuses ont été conduites, il approche les 3% du PNB. L’Agence européenne de sécurité et de santé au travail explique ce coût par des causes directes et indirectes : absentéisme (et peut être encore plus onéreux, le présentéisme de salariés en détresse psychologique et donc inefficaces), perte de productivité, mauvaise qualité du travail, relations sociales conflictuelles, etc. Il n’est guère étonnant que le rapport « Prima » publié il y a deux ans sous l’égide de l’Organisation mondiale de la santé, et définissant un cadre européen pour la prise en charge des risques psychosociaux, insiste tant sur cette dimension économique. Prévenir ces risques, « that’s good business » peut-on lire dans les toutes premières pages de ce long document.
Or en France, nous n’avons aucune idée, même approximative de ce coût. Il est sans doute comparable à celui des autres pays proche de nous, même si l’on sait bien, par d’autres études, que les salariés français seraient plutôt à des niveaux de stress plus élevés que ceux de leurs homologues européens.
Plus difficile encore à identifier, la manière dont se répartissent les coûts. Dans ce domaine, le principe du « pollueur-payeur » ne s’applique pas. La part du coût supportée par les entreprises est vraisemblablement très réduite. Tant par la prise en charge des maladies induites par le stress que par les arrêts de travail, le gros des dépenses étant assuré par la collectivité nationale. Un seul exemple, celui des dépressions. Moins de vingt dépressions sont reconnues chaque année comme maladie professionnelle et donc à ce titre prises en charge entièrement par la branche de l’Assurance maladie financée par les employeurs. Une goutte d’eau quand on sait qu’il y a environ 3 millions de déprimés dans notre pays, dont le coût élevé de la prise en charge est supporté par le régime général de la sécurité sociale. Peut-on raisonnablement penser que les environnements de travail ne sont la cause que d’une fraction si infinitésimale des dépressions ? En fait, personne ne s’en préoccupe réellement et notre sécurité sociale la première, creusant ainsi un peu plus son déficit.
Nos faibles préoccupations économiques se révèlent aussi dans les thèmes de recherches menées en France sur le stress au travail. Notre pays publie régulièrement et inlassablement des études et des rapports officiels sur la souffrance, par ailleurs bien réelle d’un nombre croissant d’individus au travail, se cantonnant dans une approche doloriste du problème. Nous n’avons que peu d’idées de l’ampleur des maladies liées au stress professionnel et encore moins de leur coût pour le pays. Pour le seul exemple des suicides au travail, dont on a tant parlé, nous ne connaissons toujours pas leur nombre exact alors que, dans le rapport que nous remettions au Ministre du travail en 2008, nous indiquions la nécessité d’avoir ces données. Au delà des drames humains qu’il représente, le chômage est étudié financièrement et nous savons ainsi l’impact qu’il a sur l’économie d’un pays. Rien de tel pour les environnements et conditions de travail délétères et source de stress pour les salariés qui possèdent un emploi. Ce thème de la qualité de vie et du bien-être au travail n’est pas vraiment à l’ordre du jour de l’agenda social. Seule la question de l’emploi occupe le terrain, comme on a pu le constater dans les travaux de la grande conférence sociale.
Alors qu’un vrai débat s’instaure heureusement dans notre pays sur la compétitivité de nos entreprises, et plus spécifiquement sur celle hors coût du travail, il serait regrettable d’ignorer le coût du stress non seulement en termes du mal-être mais aussi de la faible performance professionnelle des salariés. Avec les conséquences directes sur la performance économique des entreprises qui les emploient.4
par le docteur Patrick Légeron, psychiatre, fondateur du Cabinet Stimulus, auteur du rapport sur les risques psychosociaux remis au Ministre du travail
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