C’est leur faute si tout va mal. Les Français n’aiment pas les riches. Ils les méprisent, les jalousent, les soupçonnent de fraude et les rendent en partie responsables de la crise. Mais, étonnante contradiction, ils attendent d’eux qu’ils aident le pays à… sortir de la crise en réveillant l’économie. L’Amérique protestante recycle volontiers les fortunes accumulées par le biais des fondations philanthropiques. Et si la France s’inspirait de la pratique de l’évergétisme au temps de la Grèce ancienne ?
Il y a quelques mois, à la suite de Bill Gates, de nombreux milliardaires ont annoncé leur volonté de donner une partie significative de leur fortune à des œuvres d’intérêt public. Appel surprenant, mais sans doute bienvenu, dans la mesure où il jette les bases d’une conception nouvelle — pour mieux dire, retrouvée — du rôle et de la place des plus riches dans la société.
Alors que les déficits publics se creusent, les déséquilibres structurels dont souffrent l’Etat et l’ensemble de notre protection sociale apparaissent clairement. La crise grecque a montré que le délai dont nous disposons pour y remédier est beaucoup plus court que nous ne l’espérions. Parmi les solutions évoquées, la moins ressassée par nos démagogues n’est certes pas celle consistant à « faire payer les riches ». Aussi économiquement absurde qu’elle soit dans son application brutale, cette idée n’est peut-être après tout pas dénuée de bon sens. C’est bel et bien la place des citoyens les plus aisés qui nous semble en jeu à la faveur de la crise actuelle de l’Etat-providence, comme en témoigne le récent débat suscité par les déclarations d’Alain Minc sur la prise en charge de la fin de vie.
Dans notre pays épris d’égalité, les plus riches occupent aujourd’hui une place paradoxale : méprisés, volontiers désignés à la vindicte populaire comme fraudeurs en puissance ou patrons forcément voyous, ils sont en même temps ceux dont on veut tout attendre. Il suffit pour cela qu’on veuille simplement piocher un peu plus dans leurs profondes poches. C’est en ponctionnant leurs avoirs, dit-on, que l’on paiera les retraites, que l’on comblera les déficits, que l’on réduira le chômage ! Responsables, par construction, de tout ce qui ne va pas, les riches tiendraient pourtant les clés de la prospérité. En France, où la méfiance de certaines religions vis-à-vis des biens de ce monde s’est muée en monomanie égalitariste, le riche est tenu d’expier son péché de possession par toutes sortes de contributions plus ou moins vexatoires qui n’ont plus grand chose à voir avec « l’égale répartition des contributions communes des citoyens en raison de leurs facultés » dont parle la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
Et si la grave situation que nous traversons était l’occasion de sortir de cette attitude contradictoire consistant à exiger toujours plus de citoyens que nous faisons tout pour faire fuir et appauvrir ?
L’antiquité nous offre un exemple d’une attitude plus cohérente et économiquement efficace à l’égard de ceux des citoyens qui possèdent le plus. Comme l’a montré Paul Veyne 1 , la Grèce et Rome connaissaient dans l’antiquité une institution nommée évergétisme en vertu de laquelle les citoyens riches participaient largement à diverses dépenses publiques : armement de galères, entretien de monuments, organisation de représentations théâtrales, de jeux, etc. Les évergésies étaient rarement contraintes : la plupart du temps, les citoyens donnaient volontairement ou parce qu’ils en sentaient l’obligation morale. Pour un riche Grec, explique notamment Xénophon dans son Economique, la richesse a avant tout pour fonction d’être dépensée au service des dieux, de ses amis et de la cité. Autrement dit, le riche de l’antiquité se reconnaît et se voit attribué un véritable rôle social qui lui donne certes des avantages, mais surtout plus de devoirs que les autres citoyens ; devoirs auquel il ne saurait déroger sans perdre la face.
Quelle forme pourrait prendre l’évergétisme au XXIe siècle ? Les mentalités d’aujourd’hui ne sont plus celles du Ve siècle avant J.C., cependant les sociologues ont montré que la reconnaissance sociale continue d’être un puissant moteur de nos actions. Pour prendre notre place dans la société, nous sommes capables d’énormément de dons (quelles que soient les formes prises par ce don). Repenser la place du riche dans notre société n’est pas lui attribuer de quelconques privilèges, mais seulement reconnaître qu’il joue, qu’on le veuille ou non, un important rôle social impliquant l’obligation morale de donner plus que les autres.
Concrètement, nous pourrions, comme les Etats-Unis le font par tradition, accorder une plus grande place à la générosité privée, encourageant par tous les moyens les dons et les fondations (en simplifiant réellement leur création notamment ; souvenons-nous de l’échec cuisant pour la France de la fondation Pinault, abandonnant le projet de l’île Seguin pour cause de tracas administratifs !). En contrepartie, c’est tout un climat de reproches implicites et de présomption de malhonnêteté qui doit changer. On ne peut pas continuer à mordre la main de celui dont on exige une partie des biens. Oui, les citoyens les plus aisés doivent contribuer plus que quiconque aux dépenses de l’Etat. Ce n’est pas le principe mais les modalités de cette contribution qui doivent changer. Les impôts spéciaux, dont nombre d’économistes ont prouvé le caractère contre-productif (l’exil fiscal coûte selon Jacques Marseille 7 milliards d’euros par an à la France), doivent muter en contributions plus intelligentes qui seront d’autant plus rentables pour l’Etat qu’elles seront encouragées plus que contraintes, affichées plus que menaçantes.
Si nous parvenons à créer une réelle émulation à la participation active des plus riches d’entre nous, si plus aucun homme politique ne peut affirmer qu’il « n’aime pas les riches » sans être ridicule, alors c’est finalement la trop fameuse fracture sociale qui pourrait bien trouver enfin un début de thérapie.
Olivier Babeau, professeur à l’Université Paris 8 Vincennes Saint Denis, chercheur à l’Université Paris Dauphine.
1 Le pain et le cirque, Seuil, 1976.