Au cours de l’été 2011, l’Europe et l’Amérique ont vécu le deuxième soubresaut de la crise globale ouverte lors de la faillite de Lehman Brothers. Circonstance aggravante, le discours des économistes s’est à la fois simplifié et radicalisé. Il n’est guère de nature à guider des gouvernements tiraillés entre deux stratégies opposées, présentées de manière chaque jour un peu plus caricaturale : tailler dans la dépense publique ou augmenter les impôts. Le repli idéologique des libéraux et des keynésiens est-il un aveu d’impuissance et de manque d’imagination ?
Nous avons, si l’on peut dire, fêté le 7 août dernier le quatrième anniversaire de l’entrée dans la « grande récession » due, en ce début de XXIe siècle, à un surendettement pathologique du secteur privé dans plusieurs pays avancés de la planète. Ce mois d’août 2011 a été marqué par une profonde chute de l’ensemble des marchés boursiers due aux craintes suscitées à la fois par le niveau déraisonnable de l’endettement souverain dans une majorité de ces pays avancés et par la crainte d’un « deuxième plongeon » » ou, peut-être pire encore, d’une longue période de croissance atone.
En ce qui concerne l’origine de la première phase de la crise, j’avais fait observer qu’il était facile d’ordonner le microcosme international des économistes selon qu’ils étaient laudateurs des marchés et contempteurs des pouvoirs publics1 (Etats, banques centrales, dispositifs réglementaires) - les « libéraux » de toutes nuances - ou l’inverse, keynésiens et néo-keynésiens. Plus facile en tout cas que de classer les réactions à la crise des hommes politiques qui empruntaient, quant à elles, tantôt à l’une, tantôt à l’autre de ces attitudes. Il est vrai qu’une majorité des économistes eux-mêmes estimaient alors que cette crise résultait à la fois du mauvais fonctionnement des marchés et de la myopie des pouvoirs publics.
Au moment où se déroule un second soubresaut de cette crise globale, peut-être plus inquiétant que celui qui a suivi la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008, il n’est pas inintéressant de suivre l’évolution des réactions des groupes d’économistes précédemment identifiés. La question qui se pose est donc : compte tenu de la méfiance à l’égard de nombreuses dettes souveraines, comment retrouver la confiance des marchés et éviter la rechute des économies grâce à un maintien honorable de la consommation et à la très nécessaire reprise des investissements des entreprises ?
De façon générale, on peut observer que les positions en deux ans se sont plutôt radicalisées. Laissons de côté la suppression des agences de notation demandée par certains qui est une mauvaise solution au problème bien réel que constituent, pour le présent et encore plus pour l’avenir, la circulation et l’utilisation d’informations toujours plus nombreuses. Mais, globalement, les libéraux contempteurs des pouvoirs publics nationaux et internationaux ont durci leur position et, à l’inverse, les keynésiens critiques du marché sont devenus encore plus interventionnistes. Le poids relatif de chacune de ces deux attitudes polaires a d’ailleurs crû, laissant donc moins de place aux positions intermédiaires.
Le débat de fond entre les deux « Ecoles » se noue maintenant autour du retour à l’équilibre des finances publiques dans les différents pays concernés, cela à deux égards : le calendrier à tenir et les modalités concrètes du rééquilibrage. Beaucoup d’économistes libéraux, souvent associés on le sait à l’Ecole néo-classique, sont, devant la montée de l’endettement public, devenus plus exigeants : le laxisme n’a que trop duré, le retour à la confiance - dans un environnement qui, un jour ou l’autre, pourrait bien être marqué par une hausse brutale des taux d’intérêt - passe avant tout par la mise sous contrôle de cet endettement. Les néo-keynésiens de toutes obédiences soulignent au contraire que la confiance repose pour beaucoup sur les anticipations en matière de croissance et qu’un retour trop rapide à un équilibre strict risquerait de décourager toutes les velléités de reprise.
En ce qui a trait aux modalités du retour à l’équilibre, les attitudes sont encore, s’il est possible, plus tranchées : le premier groupe d’économistes exige qu’il se fasse par réduction importante des dépenses et non par augmentation des recettes, le second, au contraire, est favorable à une hausse des impôts, surtout si celle-ci porte sur les contribuables les plus aisés. Le débat récent qui s’est développé aux Etats-Unis à propos de l’augmentation du plafond d’endettement de l’Etat fédéral a clairement illustré cet antagonisme.
Il est surtout un domaine dans lequel le durcissement des positions est bien palpable : il s’agit, des deux côtés de l’Atlantique, des attitudes des économistes à l’égard de l’avenir de la Zone euro. Dans les deux camps en présence, la proportion d’économistes persuadés qu’une restructuration de la dette de plusieurs pays de la Zone est devenue inévitable s’est certes accrue, mais la forme à donner à cette « restructuration » est bien différente d’un camp à l’autre.
Pour les keynésiens et certains libéraux, une restructuration « douce » est possible avec le soutien d’autorités européennes qui auront mis en place des dispositifs capables d’interventions suffisamment rapides et peut-être même lancé ces fameux « eurobonds » que nos amis allemands ne sont sans doute plus très loin d’accepter. La taxe Tobin - en réalité, autre mauvaise réponse à une vraie question - serait susceptible de mettre de l’huile dans les rouages en procurant des recettes que ses zélateurs estiment plus importantes qu’elles ne seront.
Pour les autres, partisans purs et durs du marché, il n’y a pas d’autres solutions que l’éclatement de la Zone euro, chaque pays retrouvant sa liberté de dévaluer autant que de besoin pour effacer sa dette par l’inflation et assurer ainsi une vigoureuse reprise de la croissance : c’est le prix à payer pour que les investisseurs retrouvent enfin confiance dans les signaux que leur envoient les marchés. Mais aucun des ces économistes ne va jusqu’à fournir les voies et moyens d’une reconstruction sur ce champ de ruines. Du point de vue international, il convient tout de même de signaler qu’Américains et Chinois sont violemment opposés à cette deuxième solution dont les conséquences économiques et financières secoueraient profondément la planète.
Le choix de l’euro a été, on la sait, avant tout politique, les conditions d’une zone monétaire optimale n’étant pas réunies à l’origine et ne l’étant toujours pas maintenant. C’est dire l’importance, dans les semaines qui viennent, des décisions que prendront les dirigeants nationaux et internationaux. Pour que soit tiré le meilleur parti du débat entre économistes où la psychologie des différents protagonistes de la scène mondiale joue évidemment un rôle central, on se permettra d’inciter les responsables à la modestie et au courage - qualités que conditionne la lucidité - en faisant appel à deux réminiscences, la première, littéraire, et la seconde, historique.
Trop de nos élus donnent encore l’impression d’être le Chantecler de Rostand qui, chaque matin, croyait faire se lever le soleil. Il n’est bon ni de surestimer les pouvoirs de la politique, ni de sous-estimer la lucidité des citoyens qui savent le plus souvent distinguer une vessie d’une lanterne. Trop de réunions annoncées comme décisives se concluent par… l’annonce d’une nouvelle décision au sommet. Trop de décisions qui, au mieux, n’auront d’influence qu’à long terme sont présentées comme des solutions à effet immédiat. Trop d’accords soi-disant acquis nécessiteront encore de longues tractations. La vérité exige souvent plus de modestie et de réalisme. Sous peine que se perde la crédibilité de ceux qui gèrent notre destin, circonstance gravissime dans la situation que nous connaissons.
La seconde réminiscence est historique : il y a quatre-vingts ans, à l’occasion de la Grande Dépression, les dramatiques désajustements apparus entre le temps de la démocratie et celui de l’économie et des marchés ont été à l’origine des totalitarismes que l’on sait. Les événements récents, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, ont à nouveau clairement manifesté le rythme différent de ces deux temps. Soyons donc vigilants. La montée actuelle assez générale des populismes devrait nous inquiéter plus qu’elle ne le fait et la démagogie n’est sans doute pas le meilleur moyen de les combattre. S’il faut certes, par divers moyens, ralentir le temps des marchés, il faut parallèlement accélérer de façon raisonnable celui des démocraties, une tâche particulièrement difficile il est vrai quand il s’agit de prendre des décisions courageuses, non seulement au niveau des Etats, mais, pour l’Union européenne, à celui d’institutions encore en gestation. Si nous n’y parvenons pas, les conséquences, là encore, pourraient être d’une exceptionnelle gravité en ouvrant la voie à tous les repliements.
1 : Voir « Les trois lectures de la crise mondiale par les économistes »