Le 21 mai 2010, la revue «Science» a livré à ses lecteurs la conception, la synthèse et l'assemblage d'un chromosome fabriqué à partir de quatre produits chimiques réalisés par l'institut de Craig Venter, l'un des pionniers du séquençage du génome humain. Cette réalisation constitue une avancée logique découlant des progrès réalisés en matière génétique et une étape formidable sur le terrain du savoir-faire. Les brevets déposés détermineront la capacité des chercheurs à l'exploiter pour progresser dans la connaissance du rôle des gènes, de leur interaction, et des applications industrielles qui se développeront. Mais la compétition scientifique et technique peut-elle s'affranchir de l'environnement juridique?
Où en sommes-nous? Depuis les années 70, des brevets sont déposés sur des organismes vivants. Au début des années 90, des brevets ont été revendiqués sur des séquences de gènes. Un immense débat s'est nourri autour de considérations éthiques. La loi de 1994 et la Directive européenne de 1998 ont posé des limites en des termes voisins, mais avec une nuance qui pouvait laisser craindre des distorsions préjudiciables aux entreprises et aux organismes de recherche français. La loi du 6 août 2004 (1), après quelques contrariétés et retards, devait satisfaire au principe de la révision programmée prévue par la loi de 1994. Mais dès le 9 avril 2009, le Conseil d'Etat remettait au gouvernement un rapport sur la révision de la loi du 6 août 2004 dont l'ultime proposition était « Ne pas prévoir un réexamen des lois de bioéthique au bout de cinq ans». En réalité, le débat était dépassé. Dès 2001, nous relevions que le morcellement du corps humain et l'exploitation de ses éléments et produits autorisaient leur appropriation (2). Cette réification n'était qu'une étape, l'objectif de ces recherches étant de parvenir à synthétiser l'ensemble du processus naturel.
Rappelons les principaux enjeux éthiques. Ils sont centrés autour de trois questions fondamentales: l'information des personnes, le bien-fondé de l'acte ou de la recherche, et la préservation de l'humanité attachée à tout ou partie de la personne vivante ou décédée, ou de l'embryon. La pratique et la recherche médicale se sont industrialisées. Le consommateur-usager de la santé publique devient une cible commerciale pour des produits ou des actes de moins en moins médicaux. De fait, ce sont les réponses à ces questions éthiques qui sont bousculées. Ainsi, la notion de «singularité»(3) traduit des travaux conduits aux Etats-Unis sur une génétique de l'éternité associée à l'intelligence artificielle...
Dans son rapport de 2009, le Conseil d'Etat ne se penche pas sur la modification du Code de la propriété intellectuelle. Pourtant, les perspectives offertes par la réalisation de l'institut Venter remettent en cause l'interprétation des exclusions prévues par ce code concernant le clonage, la modification de l'identité génétique ou l'utilisation d'embryons humains à des fins industrielles ou commerciales. La Déclaration universelle sur le génome humain n'a pas limité la prise de brevets sur la génomique de synthèse (4). Ainsi, l'ambition de modifier la nature se renouvelle. Ne va-t-on pas jusqu’à prétendre accéder à l’éternité? Belle machine à rêves... et à lever des fonds. Elle trouve un écho particulier aux Etats-Unis dans sa quête historique de créer un « Homme nouveau ». Surtout, elle alimente des recherches dont nul ne peut prédire les orientations et les impacts.
Reste que dans la compétition économique d'une des premières industries du futur, la loi nationale devra éviter de devenir un obstacle au progrès, sauf à rendre stériles chercheurs et entreprises et à nous exclure de la maîtrise de notre avenir que d'autres s'approprieront. Il faut donc trouver un point d’équilibre. C’est ce que fait le Conseil d’Etat lorsqu’il tente de concilier les règles du dispositif français avec la nécessité de rechercher une homogénéité et une coopération internationale. Il tente ainsi de réfréner le mal de ce début de siècle, l'inflation législative. Il offre un ballon d'oxygène à nos scientifiques et suggère implicitement que l'affermissement du primat de la dignité humaine relève plutôt du juge, dont les décisions devront tirer toutes les conséquences des différents principes fondamentaux, mais sans faire obstacle au progrès qui pourrait considérablement améliorer notre vie.
Thomas Cassuto
1.La révision des lois bioéthiques». La Documentation française, 2009.
2.Thomas Cassuto « La brevetabilité des éléments et produits du corps humain ». Thèse Paris, 8 juin 2001.
3.J.-Y. Eudes, « L'éternité n'attend pas », Le Monde 6 septembre 2010.
4.(Dir. Thomas Cassuto) « Les défis du vivant », éditions Presaje/Dalloz, et notamment les contributions de Charles Auffray et de Zhu Cheng, actuel ministre de la santé de la Chine.